Le racisme systémique… parlons-en!

Photo (c) Martine Eloy

 

Depuis le tournant du siècle, nous assistons à une montée alarmante de l’extrême-droite et d’un racisme décomplexé, pas seulement au Québec mais ailleurs aussi, notamment en Allemagne, en France, en Italie et aux États-Unis. Il est vrai que les contextes de crises économiques sont souvent propices à la montée de la droite et à des chasses aux sorcières. Quand tout va mal, la solution facile est de mettre nos malheurs sur le dos de boucs émissaires. Pensons à la Grande Dépression des années 30 et la montée du nazisme.

La Ligue des droits et libertés a voulu se pencher sur la question. Qu’est-ce que le racisme? D’où vient-il? Que pouvons-nous faire pour l’éradiquer pour qu’un jour nous puissions vivre dans une société où le droit à l’égalité n’est plus seulement une utopie mais une réalité?

 

Les livres sont souvent distrayants, drôles ou captivants… Mais il y a des rares fois où un livre nous apporte un nouvel éclairage sur un aspect ou l’autre de la vie et des rapports humains qui nous amène à remettre en question notre vision des choses. « La fragilité blanche »[1], de Robin DiAngelo a été pour moi un de ces livres marquants.

Avant de lire ce livre, je croyais comme beaucoup d’autres que le racisme se résumait à la posture de ceux qui n’aiment pas les personnes racisées et qui le manifestent par l’expression de préjugés ou des comportements péjoratifs et injurieux à leur égard. Selon cette vision, le racisme se résume à des comportements répréhensibles conscients et volontaires, basés sur des préjugés. La réaction habituelle lorsque nous sommes témoins de ce genre de comportements est de pointer la personne du doigt ou de lever les épaules en signe d’exaspération, de se distancer de ces propos en les qualifiant de racistes et en se confortant du fait que « nous » ne sommes pas racistes. Ceci dispose de la question et nous retournons tranquilles à nos occupations.

Robin DiAngelo expose une autre vision du racisme en parlant de « racisme systémique ». Plus qu’une simple question sémantique, ce concept change notre posture. Nous ne sommes pas seulement des spectateurs de torts commis par les autres. Nous faisons partie d’un système dans lequel nous avons tous et toutes un rôle. Nous sommes des acteurs et actrices de ce système et nous pouvons contribuer à le refaçonner.

C’est fort de cette conviction que le comité Laicité, racisme et exclusion sociale de la Ligue des droits et libertés a décidé d’offrir des ateliers pour partager la compréhension que nous avons acquise et engager une réflexion sur le racisme systémique. Depuis septembre 2017, nous avons donc organisé deux conférences grand public à l’UQAM et animé des ateliers dans divers milieux : cours universitaire en travail social, étudiantes sages-femmes, groupe d’intervenant-e-s auprès de personnes immigrantes et racisées, centres de femmes et groupes communautaires. Nous avons également produit une brochure sous forme de question-réponse [2]. Dans le texte qui suit, je vais partager avec vous les grandes lignes de la réflexion sur le racisme systémique présentée lors des ateliers.

Les racines du racisme

Il est clair que le racisme sous-tend, dès son origine, l’idée de la supériorité européenne qui a été utilisée pour justifier la conquête du monde par l’Occident. Au 19e siècle et jusqu’au milieu du 20e siècle, il y avait des expositions coloniales en Europe. On y exposait des objets, des plantes et des animaux exotiques rapportés des colonies, mais aussi… des « indigènes ». Et on mettait en évidence des traits physiques tels que la longueur du cou ou la forme du postérieur des femmes. Environ 30 000 personnes ont été exposées ainsi et vues par des centaines de millions de personnes. L’esclavagisme, ainsi que les pensionnats autochtones d’ailleurs, ont été légitimés par le fait que cette servitude contribuerait au rapprochement des populations autochtones de l’idéal de civilisation (sic) incarné – il va sans dire – par les pays occidentaux!

Au 17e siècle, il y a même eu un débat à savoir si les Indiens en Amérique avaient une âme ou non. Le Pape a conclu que les Indiens en avaient une, et qu’il fallait donc les évangéliser, mais que les « Noirs », eux, n’en avaient pas. Le Code Noir publié en 1685 en France stipulait que les Noirs devaient être considérés comme des biens meubles et qu’ils étaient donc « commerçables ».

Comme nous le savons, le concept de race ne correspond à aucune réalité biologique. Il n’y a qu’une race humaine. Les catégories raciales ont été inventées – la race est un construit social. Néanmoins, le racisme lui existe bel et bien. La race est construite par le regard de l’Autre, d’où l’utilisation du terme « racisation » et « racisé ».

Rodney St. Éloi, québécois d’origine haïtienne, dit que, lorsqu’il est arrivé à Montréal, « il s’est découvert, dans le regard de l’Autre, Noir, Négre, en tout cas, en marge de l’Humanité. »[3] 

Le racisme est apparu à la « grande » époque de la colonisation de l’Afrique, des Amériques et de l’Asie par les puissances européennes. Pour exploiter les ressources et le territoire, le colonisateur avait besoin d’asservir les peuples colonisés et de justifier de les traiter différemment des nationaux. C’est donc le besoin d’exploiter et d’asservir qui a donné naissance au concept de race et au racisme.

Photo (c) Martine Eloy

Au cœur du racisme : la construction de l’Autre

L’objectif de la racisation est de différencier, d’inférioriser et d’exclure. Le racisme opère par la construction de l’Autre : il s’agit de créer une représentation de l’Autre comme une sorte de sous-humain – à qui on attribue des caractéristiques stigmatisantes qui le définissent comme inférieur. Au 18è siècle, le racisme s’appuyait sur des études pseudo-scientifiques pour justifier la hiérarchisation des races. Mais lorsque toute base scientifique à l’existence de races a été démentie, la construction de l’Autre s’est fait de plus en plus sur la base de différences culturelles ou religieuses essentialisées et donc insurmontables.

Depuis le tournant du siècle, nous avons vu le processus de création de l’Autre à l’œuvre pour les personnes musulmanes, principalement par le biais des médias. Nous avons été bombardés d’amalgames entre musulmans et islamistes, entre arabes et musulmans, entre personnes du Maghreb et musulmans, puis de l’association entre « musulman » et « terroriste », et d’images de femmes d’Afghanistan, d’Irak et de Syrie, portant le hijab, dans des postures de soumission. Ainsi, la construction de l’Autre été complétée par cet amalgame, associé périodiquement au qualificatif de « barbarie ». Comme le fait remarquer Axel Khan, un généticien, médecin et auteur français, dans le discours des racistes, ce ne sont pas seulement les supposées races qui sont déclarées inégales, ce sont aussi les coutumes, les croyances et les civilisations. L’antisémitisme et l’islamophobie en sont des exemples notoires.

Briser les représentations stigmatisantes pour en finir avec le tandem NOUS-EUX

Nous devons nous efforcer de briser les stéréotypes stigmatisants qui nous sont présentés de divers groupes et se rappeler qu’aucun groupe religieux ou national n’est monolithique. Évidemment, il est plus facile d’appréhender les nuances au sein de groupes qui nous sont familiers. Prenons les chrétiens par exemple. Nous savons que parmi ce groupe de croyant-e-s, qui proviennent de milieux de vie très différents et de différentes régions du monde, on retrouve aussi bien des fervents catholiques qui interdisent les relations avant le mariage et l’avortement même dans le cas d’une fillette de neuf ans violée par son beau-père, que des disciples de la théologie de la libération et des personnes qui défendent les droits des personnes gaies et le droit à l’avortement.

Étonnement, nous semblons prêts à endosser la représentation stigmatisée et figée qui nous est servie quotidiennement en ce qui a trait aux personnes musulmanes. Or, il y a un éventail aussi large – sinon plus – d’interprétation de la religion parmi les musulmans qui proviennent aussi de régions très différentes du monde. Ce n’est qu’une fraction des musulmans qui sont islamistes. Il y a des associations de musulmanes féministes. Il y a ceux et celles qui vivent dans un pays avec une religion d’État dont les normes imposées sont contestées par des adeptes d’autres tendances musulmanes. Et il y a des personnes musulmanes qui ne sont pas pratiquantes. Il est important de combattre les représentations stigmatisées qui servent à la construction de l’Autre si nous voulons en finir avec le tandem NOUS-EUX.

La majeure partie de l’iceberg n’est pas facilement visible

Pour utiliser une métaphore, les comportements ouvertement et consciemment racistes ne sont que la pointe de l’iceberg. La partie qui dépasse de l’eau et qui capte le regard. La pointe de l’iceberg ne flotte pas seule sur l’eau. Elle est la partie visible d’une imposante structure de glace en dessous de l’eau qui, elle, n’est pas facilement visible. On aura beau couper la pointe d l’iceberg, il restera solide (à condition toutefois qu’il n’y ait pas de réchauffement climatique!).

Ainsi lorsqu’on parle de racisme systémique, on réfère à l’ensemble de l’iceberg. Le racisme n’est pas avant tout une question de comportements individuels ni de valeur morale, mais bien d’un ensemble de structures et de croyances qui systématisent et perpétuent la répartition inégale des privilèges, des ressources et du pouvoir entre les personnes dites blanches et les personnes racisées, à l’avantage des personnes dites blanches. C’est un système qui permet l’exercice du pouvoir d’un groupe sur un autre – un système dans lequel nous jouons tous et toutes un rôle.

Cachons ce mot qu’on ne veut pas voir!

Au Québec comme ailleurs, il y a une grande résistance à l’utilisation du terme « racisme systémique ». Nous avons vu que la demande d’une commission sur le racisme systémique a déchainé les passions : on reproche à ceux qui en font la demande de « faire un procès de racisme aux Québécois » et de « culpabiliser les Québécois » quand ce n’est pas d’« accuser tous les Québécois d’être racistes »! Pourquoi une réaction si vive et émotive à l’utilisation du mot « systémique »? Nos politiciens savent surement la différence entre « systémique » et « systématique » – du moins nous l’espérons! Comment alors expliquer que l’utilisation du terme « racisme systémique » provoque de telles réactions? Robin DiAngelo, sociologue qui a travaillé pendant de nombreuses années comme consultante et formatrice sur la question de la diversité dans les entreprises, a nommé ce phénomène la « fragilité blanche ». D’ailleurs, le sous-titre de son livre est : « Pourquoi c’est si dur pour les personnes blanches de parler de racisme ». Robin DiAngelo explique la fragilité blanche comme suit :

« Nous avons organisé la société afin de reproduire et de renforcer nos intérêts et perspectives raciaux. De plus, nous sommes le centre de toutes les questions considérées comme normales, universelles, bénignes, neutres et bonnes. Ainsi, nous nous déplaçons dans un monde entièrement racialisé avec une identité déracialisée. (…) Les défis à cette identité deviennent très stressants et même intolérables.(…) Dans les rares cas où nous sommes confronté-e-s à ces défis, nous nous retirons, nous nous défendons, pleurons, argumentons, minimisons, ignorons, et par tous les moyens repoussons ces défis pour regagner notre position raciale et l’équilibre. J’appelle cette action précise consistant à tout repousser, la fragilité blanche. »

Un impact délétère

Revenons à la question du racisme systémique. Lorsqu’on regarde la question de l’emploi, par exemple, il y a certes des employeurs ouvertement racistes (qui véhiculent haut et forts des préjugés sur des personnes racisées) mais il y a aussi d’autres facteurs qui sont plus difficiles à débusquer. Il y a les obstacles structurels, institutionnels et systémiques qui empêchent des personnes racisées d’avoir accès à des emplois. Il y a aussi les biais implicites, c’est-à-dire les associations que nous faisons inconsciemment à cause d’images, de modèles ou de messages indirects avec lesquels nous avons été bombardé-e-s depuis notre plus tendre enfance. Un exemple : avant d’être élu, Obama attendait debout devant la porte d’un hôtel que son chauffeur arrive et un homme dit blanc s’est adressé à lui pour le service de voiturier. Cela ne veut pas dire que cet homme est raciste, mais ses comportements ont été façonnés par toutes les représentations sociales qui présentent des personnes racisées dans des fonctions subalternes de service. Cet homme a eu un réflexe empreint de racisme parce qu’il vit dans un système raciste.

Nous devons arrêter d’être des spectateurs silencieux lorsque nous sommes témoins d’actes racistes. Pensons à la terrible attaque raciste subi par le jeune joueur de hockey à Saint-Jérôme[4]. Non seulement lui et ses proches se sont fait brutalisés et injuriés de manière grossière mais de plus, pour ajouter à l’injure, la foule est demeurée silencieuse. C’est un silence qui fait très mal. C’est un silence qui autorise et perpétue ces comportements racistes.

Nous devons arrêter de nous contenter de nous déclarer antiracistes sans intervenir. Mais nous ne devons pas non plus nous contenter de dénoncer des comportements individuels – qui ne sont que la pointe de l’iceberg – sans porter attention et travailler à contrer tous les obstacles structurels à l’égalité inscrits dans l’ADN de notre société.

Le racisme porte atteinte de manière importante et délétère aux droits économiques, sociaux, culturels, civils et politiques des personnes racisées. C’est pour cela qu’il est important de reconnaître que le racisme est systémique. Non pas pour pointer quelqu’un du doigt, mais bien pour voir comment ensemble nous pouvons changer les biais structurels et lever les obstacles à l’égalité pour tous et toutes. Dans un souci de justice sociale et d’égalité des droits pour tous et toutes, nous avons la responsabilité de nous engager dans la lutte contre le racisme pour qu’un jour l’égalité pour tous et toutes soit une réalité. C’est cette responsabilité que la Ligue des droits et libertés s’engage à assumer.

1 Robin DiAngelo, White Fragility: Why it’s so hard for white people to talk about racism, Beacon Press, Boston, 2018, 168 p.

2 Ligue des droits et libertés, Le racisme systémique… parlons-en!, septembre 2017, 12 p. Aussi disponible en anglais, Systemic racism… let’s talk about it!

3 Le Racisme, Pour une lutte systémique, Éditions SOMME TOUTE, 2019, p. 126.

4 Alexandre Pratt, Sortez les racistes de nos arénas, La Presse+, édition du 26 février 2019, section SPORTS, écran 2

 

 

 


A feminist and antiwar activist, Martine Eloy has been actively involved with the Ligue des droits et libertés (LDL) since 2001 and with the Collectif Échec à la guerre since 2003. She has contributed to the Ligue’s work on the issue of antiterrorism and mass surveillance. Deeply concerned by the rise of racism and xenophobia, Martine helped develop the brochure Systemic racism… let’s talk about it! and has been facilitating workshops on the subject in a variety of settings across Québec: with women’s centres, groups working with immigrants and refugees, university students in social work and community NGOs, etc.

Féministe et antimilitariste, Martine Eloy est activement engagée à la Ligue des droits et libertés (LDL) depuis 2001 ainsi qu’au Collectif Échec à la guerre depuis 2003. À la Ligue, elle s’est d’abord intéressée aux enjeux soulevés par les mesures anti-terroristes et la surveillance des populations et, plus récemment, aux débats entourant la question de la laïcité et du racisme. www.liguedesdroits.ca