Soir de pleine lune au Janicule. On m’a dit un jour que les Japonais voient un lapin dans la lune. C’est tout ce que j’y perçois depuis, et j’en ai marre. Il m’a toujours gêné ce lapin à demi renversé et tordu. Aujourd’hui, j’ai décidé de l’observer longuement avec un esprit ouvert. J’ai bien regardé et enfin, j’ai vu autre chose. L’image s’est révélée à moi tout d’un coup sans effort, ni préméditation. J’ai cru un moment que c’était une illusion passagère, mais j’ai cligné des yeux maintes fois et à présent, j’en suis tout à fait sûr. Je vois positivement le visage d’une femme, les yeux fermés, entrain de jouir. C’est très clair. Ses sourcils sont froncés et le bas de son visage en abandon est calme et serein. Sa bouche décrit un « o ». Mais pas un « o » fermé comme dans « trop », mais ouvert, comme dans « encore ». Désormais, je pourrai voir ce visage de femme dans les tracés de la géographie lunaire, et c’en sera fait de ce satané lapin!
À trente centimètres d’écart de la lune, un astre luit; ou suis-je aveuglé par les phares banals d’un avion? Je regarde avec insistance ce point lumineux pour le voir grossir, mais je suis distrait par un groupe de prêtres qui passe. L’un d’eux précède les autres en parlant au téléphone. Je ne l’entends pas, mais je vois à ses gesticulations qu’il est Italien. Ce n’est un secret pour personne, les locuteurs de cette langue ont besoin de leurs mains pour s’exprimer convenablement. Le téléphone n’y change rien : si une main tient l’appareil et la seconde est occupée à porter quelque chose comme un livre, ils doivent déposer leur charge pour complémenter leur discours d’une gestuelle expressive, même si leur interlocuteur ne les voit pas. Surtout quand ils s’impatientent et s’animent, il leur faut souvent les deux mains pour bien discourir. Mon prêtre va et vient et s’exprime calmement, à une seule main. Les autres ecclésiastiques avancent avec lenteur. Tous avec une démarche identique : d’abord, le talon se pose lourdement sur le sol avec le pied ouvert comme une ballerine, puis le genou se raidit et enfin le tronc balance vers l’avant (comme un canard). Moins qu’un exercice, plus paresseux et moins engagé qu’une balade, il s’agit d’une oscillation pataude et apathique; une sorte de balancement sur place où l’avancée paraît accidentelle, une occurrence involontaire qui relève de l’élan de groupe. Comme les moutons d’une horde suivent le courant. L’expression de l’inertie collective répond grossièrement à l’impulsion qui consiste en une impossibilité de reculer. Le vent n’offre aucune résistance. Sinon, je crois bien qu’ils arrêteraient de se mouvoir.
Un revendeur de fleur interrompt ma fascination. Il s’arrête devant moi et me cache les curés. Il a l’avantage de la jeunesse, alors je le regarde. Ses yeux sont clairs, son geste est vif, son regard effervescent. On entame une conversation. Il est à Rome depuis seulement deux mois, mais se débrouille fort bien en italien. Il est seul au pays. Sans famille, ni frère, ni cousin. Venu d’Inde pour faire des sous, il prévoit y retourner. Combien de temps va-t-il rester ici? Il sourit sans répondre. Une équipe de tournage bloque la circulation. Elle se concerte au milieu de la piazza pour planifier les angles et les mouvements de caméra autour de la stèle de Garibaldi. Je refile deux euros au fleuriste qui insiste pour me donner trois roses. Je les refuse par deux fois, trois fois. Il cède enfin et dépose tout son bouquet sur le muret du belvédère pour me parler plus longuement. Il répète sans tristesse apparente qu’il est ici sans famille et je commence à mesurer le poids du vide qu’il ressent. Il me croit Italien. Je le détrompe. Que je sois Égyptien/Canadien ne l’intéresse nullement. A-t-il des amis Indiens? Non, aucun. Où dort-il? Il répond d’un geste large vers les grands espaces verts. Je lève les bras vers le ciel pour signifier « à la belle étoile? ». Il fait oui de la tête. « C’est froid, non? » Il dit non en souriant. Il est jeune, ne s’inquiète pas trop, ne pense pas au futur. Il répète que c’est difficile sans sa famille. Il ne connaissait pas ce mot en italien « di-ffi-chi-lè », au début de notre conversation, me l’a fait répéter plusieurs fois. Je lui ai expliqué. Maintenant, il l’utilise dans chaque phrase. Il continue à sourire. L’équipe de tournage avait disparu, mais elle revient. L’un du groupe pointe le doigt dans ma direction sans me viser. Les voitures dans la rue s’impatientent contre les rangées de camionnettes de Cinecittà qui bloquent la circulation. Les conducteurs font un tintamarre assourdissant. Je lève les yeux au-dessus du jeune Indien. Il sent que mon intérêt pour lui décroît, pourtant je voulais juste voir encore la lune, maintenant beaucoup plus petite, et tenter de distinguer la femme à l’orgasme. Il ramasse ses fleurs, je lui serre la main. « Buona fortuna ». Il répond « Buona fortuna ». À l’ouest de la lune brûle une boule de feu plus grosse que celle de tout à l’heure. Cette fois, je la fixe et vois qu’elle bouge. Ça ne pouvait pas être une étoile. Seulement un autre avion qui atterrira sur Rome. Peut-être transporte-t-il de futurs revendeurs de fleurs de l’Inde ou d’ailleurs. À l’est, Vénus brille avec ardeur et pourrait tromper un observateur naïf. Formant un triangle isocèle avec Vénus et la lune, un nouveau revendeur de fleur apparaît. Peut-être a-t-il été aiguillé par le précédent vers moi, donneur de deux euros contre une conversation. Je lui souris en baissant les yeux pour ne pas m’engager. Il n’insiste pas et continue sans s’arrêter. De l’équipe de Cinecittà, reste deux travailleurs qui étalent des rails pour un « traveling » de caméra. Ils s’y reprennent à trois ou quatre fois par segment de rail qu’ils alignent et aplanissent à l’aide de bouts de bois. Bien que l’air se soit rafraîchi, l’un d’eux déboutonne et retire sa veste en se dirigeant vers leur camion, alors que l’autre s’assoit sur des boîtes marquées au nom de la célèbre société de film fondée par Mussolini. Heureusement, j’ai apporté un chandail.
Avant de rentrer, je jette un dernier coup d’œil du belvédère. Tant d’argent englouti dans ces monuments romains à travers les âges et pas de toit pour un Indien affamé! Avant de fermer les yeux pour s’endormir sous les arbres ce soir, il aura peut-être une pensée pour sa famille lointaine. Surtout s’il a froid. Les deux hommes ont recommencé lentement à poser les rails en silence et sans enthousiasme. Je les sens fatigués. La nuit leur sera longue. Mais que va tourner cette équipe au fait? Peut-être le film de Woody Allen dont parlent les journaux, et que je regarderai l’hiver prochain à l’abri des trottoirs enneigés de Montréal. Je serai bien au chaud, avec mon chat sur les cuisses et mon amoureuse sur l’épaule. Mon jeune fleuriste aura oublié notre brève rencontre, plusieurs pleines lunes se seront succédées, des centaines d’autres films seront tournés et le monde continuera sa rotation placide et sans justice.