Avec huit documentaires achevés, je devrais pouvoir me considérer une réalisatrice expérimentée et envisager le restant de ma carrière avec confiance et optimisme. Mais quand on réalise des documentaires de nature politique, avec des nuances poétiques par dessus le marché, rien n’est moins garanti.
Pourtant (ai-je perdu la raison) mon prochain documentaire touche à la question de la violence de l’État et la réponse citoyenne à cette violence, en Égypte, au Guatemala et « chez nous ». Quelles institutions oseront m’appuyer? Les agences gouvernementales jouissent-elles d’une véritable autonomie et investiront-elles dans le projet? Ou est-ce que je rêve en couleur? Toujours est-il que l’an dernier j’ai eu le privilège d’être sélectionnée pour une bourse de recherche et d’écriture du Conseil des arts et lettres du Québec, et cette phase est encore en cours.
Les bailleurs de fond exigent souvent un angle canadien, pour un documentaire: dans le jargon, ça s’appelle « can-con », pour contenu canadien. Pour une internationaliste comme moi, il n’est pas toujours facile de trouver cet angle. Mais lorsque je me suis lancée dans ce projet, il était justifié de se pencher sur les événements du G20 à Toronto et leurs répercussions. J’étais loin d’imaginer que la réalité québécoise deviendrait une si brillante illustration du sujet, avec sa vague d’arrestations, sa brutalité policière, sa loi draconienne, et notre riposte populaire. Le contenu canadien, québécois est un atout important aux yeux des agences de financement. Y compris nos dérives autoritaires et nos gestes de rébellion? J’ose l’espérer.
L’industrie médiatique ne permet pas aux documentaires indépendants d’atteindre les masses. Les télédiffuseurs qui pourraient accepter nos projets sont déjà orientés vers un public un peu plus alerte et cultivé, et ils casent nos œuvres dans des créneaux horaires moins achalandés. Le public qu’on peut atteindre, conscientiser et pousser à agir est composé d’humanistes, de gens sensibles et curieux.
Internet nous permet de rejoindre les multitudes, si on arrive à surnager dans cet océan d’information et se démarquer. Mais il n’offre pas de solution au problème primordial: comment trouver de quoi payer pour l’équipement, l’expertise professionnelle, le soutien d’une équipe de créateurs, les frais de déplacement, les mois de montage… Le milieu se tourne vers le crowdfunding (levée de fonds via des sites Internet comme Kickstart et Indiegogo), mais la présentation, ou le « pitch », exige beaucoup de préparation, et le budget doit rester si modeste qu’on ne sait pas comment vivre de nos activités créatives, ni comment payer nos factures, notre loyer. Tout nous pousse à laisser tomber, mais notre conscience nous dit « on lâche pas! »
Des dizaines de bons petits vidéos montés dans le feu de l’action circulent déjà sur Internet : de l’’« agit-prop » bien conçu qui influence ou enflamme les consciences, avec du matériel original ou glâné sur Internet. Je me propose une trajectoire plus longue: documenter des démarches en cours, des fragments d’existence, des parcours qui sont porteurs de sens, et peut-être représentatifs à long terme.
Imaginer un documentaire, voilà le défi de l’étape de la recherche et de l’écriture : qui filmer, quelles activités, quand, où et comment filmer? Il s’agit d’écrire un film sur papier, avant de l’écrire en filmant, et avant de le ré-écrire en montant le matériel filmé. Nous passons par des phases de décision et de remises en question afin de nous ajuster à la réalité… Une seule certitude: ce projet s’inscrit très bien dans l’ensemble de mon travail, où l’expression de ma propre indignation s’incarne dans les actes et par la voix des autres, ceux qui restent d’habitude invisibles, inaudibles.
Les photos font partie de ma recherche, elles offrent un aperçu de l’éventuel contenu du documentaire.