L’usage des technologies grand public

 

 

Note de l’auteur:

Le texte qui suit est un texte d’opinion et non un essai. Il ne fait pas une revue exhaustive des études en cours sur les sujets abordés et puise ses arguments de façon libre à même les différents textes, études et livres choisis par l’auteur.

 

C’est jeudi. Tout est normal dans la classe. Les élèves vocifèrent à qui mieux-mieux. Certains ont l’œil braqué sur leur téléphone, guettant le prochain texto, d’autres, branchés à leur portable, sont complètement absorbés par le tout dernier clip gansgter rapper sur Youtube. La plupart des élèves communiquent à voix haute la quasi-totalité de ce qui leur passe par la tête et seulement trois étudiants sur trente regardent le projecteur à l’avant de la classe. Non, nous ne sommes pas en pause! Nous sommes en plein cours et le professeur à l’avant, assis à son bureau, tente maladroitement et désespérément de passer son contenu. Je suis estomaqué.

Le soir même, une famille s’installe à table pour le repas. Il est tard. Les parents sont fatigués de leur journée de travail, mais satisfaits, car les enfants « sont tranquilles ». La télévision de la cuisine crache un flot incessant de commerciaux qui ont tôt fait de capter l’attention des deux plus jeunes. L’aîné, lui, est occupé entre deux bouchées à tronçonner un nombre incalculable de zombies, scotché qu’il est à son Playstation portable. C’est un soir comme les autres, et je n’en crois pas mes yeux.

Ces deux situations, considérées banales aujourd’hui, je les ai vécues coup sur coup il n’y a pas si longtemps. Dans le cadre de mon certificat en enseignement, j’ai eu à observer une classe du secondaire située dans le grand Montréal, et le soir même, un couple d’amis nous invitait, ma conjointe et moi, à partager le repas du soir avec leurs trois enfants.

L’éthique de l’usage des technologies grand public est un sujet qui m’intéresse et me préoccupe au plus haut point, et pour cause, je suis ingénieur informatique! J’ai depuis très longtemps l’impression que nous faisons fausse route en matière d’exposition et de consommation de la technologie chez les jeunes et j’ai décidé très récemment de m’impliquer dans ce dossier en commençant par donner mon opinion et en participant aux débats publics. La technologie au sens large est une chose merveilleuse, mais peut en même temps s’avérer néfaste à qui ne sait pas en faire bon usage. J’ai récemment écrit un article d’opinion dans La Presse (édition du 4 février 2012) qui jetait plus ou moins le blâme sur les créateurs de technologies et d’applications « instrumentalisantes », mais il ne s’agit là que d’un côté de la médaille. En effet, une bonne partie du problème réside plutôt dans l’utilisation de la technologie par les consommateurs, parents comme enfants.

Je tâcherai donc ici de montrer l’existence bien réelle d’effets néfastes des technologies grand public chez les jeunes et je proposerai un modèle plus humaniste de l’usage de la technologie où enfants et adolescents sont « encadrés » dans le choix et l’utilisation des technologies, que ce soit à la maison où à l’école.

Pour la plupart, les technologies grand public (ou technologies de consommation, pour reprendre la populaire expression « consumer electronics ») ne sont pas créées dans le but de servir les consommateurs, mais bien de les asservir. On cherche, parfois avec les meilleures intentions, à les faire entrer dans le cycle interminable de la consommation par des moyens tels que l’autoconcurrence, le renouvellement rapide des produits, l’abolition de l’esprit critique par l’urgence des ventes et des soldes, ainsi que par l’instauration d’une logique de compétition entre les clients pour posséder LA télévision la plus résolue, LA connexion la plus rapide, LE téléphone le plus sexy, etc. Ces techniques bien connues de marketing – plutôt agressives selon moi – n’en sont pas pour autant moins populaires et deviennent aujourd’hui monnaie courante. Afin d’aborder le sujet de l’usage de ces technologies, il est donc primordial d’être bien conscient du fait que les créateurs de technologie grand public n’ont pas à cœur le bien-être des consommateurs, mais bien le profit maximal. Or, le problème, c’est que le public ciblé est maintenant de plus en plus jeune. C’étaient les adolescents il y a quelques années, ce sont maintenant les enfants – nos enfants – qui deviennent la cible des interminables campagnes publicitaires menées au profit de la guerre entre grandes compagnies hi-tech.

C’est la raison pour laquelle nous nous devons d’encadrer nos enfants dans leurs habitudes de consommation des technologies. À preuve, n’avons-nous pas voté, il y a quelques années au Québec, des lois interdisant l’exposition des enfants aux publicités de jouets à la télévision?  Pourquoi l’avons-nous fait? Pourquoi avons-nous décidé collectivement de soustraire le regard de nos enfants aux salves publicitaires durant les heures de grande écoute?  Tout simplement parce que nous savions que leur manque de jugement et d’esprit critique ne leur permettait pas de faire des choix éclairés et que le rapport de force ainsi établi entre eux et les commerçants leur était préjudiciable. Alors, pourquoi n’en serait-il pas de même avec les compagnies hi-tech d’aujourd’hui? Pourquoi en tant que parents, qu’enseignants, devrions-nous laisser nos enfants librement exposés aux jeux vidéo violents, aux Nintendo, PS3, Xbox et téléphones intelligents? Remarquez qu’à cette liste, nous pourrions tout aussi bien inclure la télévision, mais le nouveau problème que posent les technologies grand public, c’est que leur diffusion sur l’internet est internationale. Il devient donc très difficile, voire impossible de légiférer pour restreindre leur distribution. Alors si l’on ne peut pas modifier l’exposition de nos enfants aux technologies, on peut par contre jouer sur l’autre bout de l’équation : l’usage ou l’utilisation qu’ils en font.

De façon générale, nous avons peur d’encadrer nos jeunes. Nous craignons de leur imposer des limites et des règlements. Pourquoi? Nous n’hésitons pourtant pas un instant à les retenir de se ruer dans la rue alors qu’ils n’ont que 15 mois et qu’ils savent à peine marcher. Mais alors pourquoi quelques années plus tard les laissons-nous à eux-mêmes devant télévisions, ordinateurs, internet et consoles de jeux vidéo? Pourquoi préférons-nous ne pas nous mêler de cela? Peut-être ne sommes-nous pas encore assez conscients des impacts de ces technologies? Pourtant, en ce qui concerne la télévision, par exemple, l’Académie américaine de pédiatrie a déjà conclut que l’exposition à la télévision d’un enfant de moins de 2 ans devrait être carrément évitée, car cela nuisait au bon développement de son cerveau et pouvait entraîner des déficits d’attention vers l’âge de 7 ans [1] [2]. Les jeux vidéo, pour leur part, ont depuis longtemps soulevé les polémiques les plus diverses. On sait par exemple que l’usage prolongé de jeux violents comme Grand Theft Auto [3] entraîne chez l’adolescent une diminution de l’empathie, une augmentation des comportements violents et une désensibilisation à la violence en général [4]. Par ailleurs, on sait aussi que certains jeux vidéo ont un tel pouvoir d’addiction qu’ils détériorent progressivement la santé, la qualité de sommeil et la vie sociale. C’est le cas des MMO (Jeux en réseau massivement multi-joueurs) qui font miroiter aux joueurs les promesses d’une vie rêvée, virtuelle, tout en ayant à terme un impact très négatif sur leur vie sociale et la qualité des relations qu’ils entretiennent avec leurs proches [5]. Finalement, quant aux téléphones intelligents, qui ont fait leur apparition beaucoup plus récemment dans nos vies, peu d’études se sont penchées sur l’impact qu’ils pouvaient avoir sur nos enfants. Mais il n’est pas nécessaire d’avoir écrit une thèse sur le sujet pour avancer qu’il est probable que les effets perçus chez les adultes se reproduisent aussi chez les enfants. Ainsi, comme le dit si bien le Tam News Online, la sur-utilisation des téléphones intelligents encourage les communications impersonnelles [6]. Une fois bien renseignés, je crois qu’il nous appartient à nous de prendre les actions nécessaires pour aider nos enfants à trouver des activités de remplacement qui soient plus épanouissantes. Mais par où commencer ?

Pour tenter de répondre à cette question, on doit en poser une autre : que faisions-nous avant que les technologies grand public submergent nos vies? Comment nous-mêmes, enfants à l’époque, occupions-nous nos temps libres il y a 15, 20 ou 30 ans? Vous vous rappelez, n’est-ce pas ? Et bien, nous jouions dehors, tout simplement. Nous respirions l’air pur. Nous dépensions nos trop-plein d’énergie au gré des escapades en BMX et des parties de hockey bottine dans la rue ou bien encore, nous nous étendions tout bonnement dans l’herbe avec la ferme intention de répertorier exhaustivement la faune de la pelouse du voisin! Était-ce si pitoyable? Mais pas du tout! Au contraire, comme le dit si bien François Cardinal dans son excellent essai Perdus sans la nature [7], « la nature nous fait du bien […]. Nous avons en effet une affinité innée avec la nature, un lien subconscient avec la vie, que nous recherchons à chaque étape de notre développement. » L’essayiste continue en relatant quelques-unes des nombreuses études faites à ce sujet et résume l’une d’entre elles en disant que « les [enfants] qui vivent à proximité d’un parc vivent plus longtemps. Moins il y a d’arbres à proximité d’un développement résidentiel, plus le nombre de crimes augmente. Plus un enfant passe de temps à l’extérieur, moins il a de risques de développer de la myopie plus tard, plus il y a d’arbres dans une rue, moins la prévalence de l’asthme est forte parmi les enfants. Une vue sur l’extérieur permet à un patient en convalescence de guérir plus vite… ». Il dit aussi que « un nombre grandissant d’études ou d’analyses semblent arriver à une telle conclusion : la disparition progressive de la nature dans la vie de nos enfants aurait un impact majeur sur leur santé, mentale et physique, d’ailleurs jugée de plus en plus préoccupante. On évoque l’obésité, mais aussi les déficits de l’attention, la haute pression, le diabète, l’asthme, etc. ». Cela étant dit, il me semble donc sensé de proposer la substitution du jeu libre à l’extérieur à l’usage des technologies grand public dans la vie de nos enfants comme moyen efficace d’enrayer ces effets néfastes.

D’après moi, il n’est pas suffisant de s’attarder uniquement aux implications éthiques de l’usage des technologies en milieu familial. Nous devons considérer à la fois la famille et l’école, car c’est en classe que l’enfant passe le plus clair de son temps. Malheureusement, je crois que l’utilisation des technologies en milieu scolaire pose également problème au Québec. Il me semble qu’on tente tacitement d’inclure les technologies dans nos programmes scolaires sans qu’il y ait pour autant une réelle motivation pédagogique qui y soit rattachée. C’est comme si nous voulions la technologie pour la technologie, et non en raison des avantages qu’elle devrait prétendument apporter au niveau de l’enseignement et de l’apprentissage. Justement, qu’en dit-on? Y a-t-il un réel avantage à intégrer à la classe les nombreux ordinateurs, ordinateurs portables, écrans tactiles, sans oublier les fameux tableaux blancs interactifs (TBI ou SmartBoard) dont tout le monde parle en ce moment? Et bien, d’après les journalistes de La Presse [8], « aucune étude indépendante n’existe pour justifier l’achat massif et rapide de TBI […] Les seules études sur les TBI ont été subventionnées par les fabricants ». On est en droit de se demander si nous avons réellement besoin de tant de technologies pour transmettre les savoirs! Parallèlement, sommes-nous en train de sous-entendre que l’enseignement plus traditionnel du temps de nos parents était incomplet? Imparfait? Évidemment, le monde étant ce qu’il est aujourd’hui, submergé par les gadgets les plus divers, il est difficile de s’imaginer faire marche arrière… Pourtant, en tant que jeune parent, les nombreux amendements et réformes des dernières années au programme scolaire par le Ministère de l’Éducation du Québec m’ont fait sursauter et me donnent encore aujourd’hui l’impression d’une ridicule « fuite en avant ». Cependant, je marche à contre-courant et je soumets aujourd’hui l’idée que voici : Peut-être que faire « marche arrière » pourrait être une solution aux différents problèmes d’éducation au Québec. Je ne parle pas ici d’une attitude rétrograde visant à abolir les acquis durement gagnés des dernières décennies, mais bien d’un retour aux valeurs et connaissances primordiales qui devraient être chéries et véhiculées en milieu scolaire et ce, sans artifice, sans diluant, sans bling-bling. Exit les tableaux blancs interactifs multi-tactiles avec rétroprojecteurs intégrés ultra-contrastés! Pour apprendre le français, j’ai besoin de livres, et j’ai besoin de lire, point. Bon… peut-être pourrait-il aussi être pratique d’avoir un tableau noir à l’avant de la classe… « Tu veux rire », me direz-vous? Ah! Pourtant, je blague à peine. En le mettant à nu devant la matière, je suis d’avis qu’on fait travailler l’élève de façon beaucoup plus efficace que si l’on interpose entre lui et le savoir plusieurs couches visant à le « divertir ». Selon le dictionnaire, « divertir », c’est « distraire ». Et à mes détracteurs qui soutiennent qu’il faille constamment trouver de nouvelles façons de motiver et de stimuler les élèves pour qu’ils apprennent, je répondrai que non, cela n’a rien à voir avec l’école, cette folle recherche du stimulus renouvelé est l’apanage des technologies grand public et de la société de consommation, du jetable et de l’immédiateté dans laquelle on vit.

En conclusion, il m’apparaît clair qu’un usage technologique dit humaniste pourrait aider parents et enseignants à départager les technologies jugées acceptables, voire souhaitables, de celles considérées néfastes. Une telle règle éthique des technologies grand public pourrait par exemple s’articuler ainsi : une technologie souhaitable est une technologie qui vise implicitement ou explicitement à développer l’enfant, à le rendre plus accompli, plus épanoui et plus heureux à long terme. C’est là une règle relativement simple à appliquer à la maison et à l’école.

Il me fera plaisir de poursuivre le débat avec vous en ligne.

Écrivez-moi au PourUneTechnologiePlusHumaine@gmail.com

 

 

Références

[1]        CAREY, Benedict, The New York Times. (2011). Parents Urged Again To Limit TV for Youngest. Consulté le 27 février 2012, Tiré de http://www.nytimes.com/2011/10/19/health/19babies.html?_r= 1&ref=americanacademyofpediatrics

[2]       Christakis, D. A., Zimmerman, F. J., DiGiuseppe, D. L., McCarty, C. A. (2004). Early Television Exposure and Subsequent Attentional Problems in Children, Pediatrics, 113 (4) 708-713.

[3]        COLLECTIF (2011). Grand Theft Auto (série de jeux vidéo). Consulté le 27 février 2012, Tiré de http://fr.wikipedia.org/wiki/Grand_Theft_Auto_%28s%C3%A9rie_de_jeux_vid%C3%A9o%29

[4]       FUNK, J. B., BALDACCI, H. B., PASOLD, T., Baumgardner, J. (2004). Violence exposure in real-life, video games, television, movies, and the internet: is there desensitization? Journal of Adolescence, 27 (1) 23-39.

[5]       SMYTH, J. (2007). Massively multiplayer online role-playing games [MMORPGS], reported health, and social behavior. Cyberpsychology & Behavior, 10, 717-721.

[6]        TAM NEWS STAFF, The Tam News Online. (2011). The impact of smartphones on student life. Consulté le 27 février 2012, Tiré de http://tamnews.org/2011/09/editorial-the-impact-of-smartphones-on-student-life/

[7]        CARDINAL, F. (2010). Perdus sans la natude (1ère édition). Montréal, QC, Canada : Édition Québec Amérique inc.

[8]        NOËL, A., MARISSAL, V., La Presse. (2012). Une ombre au tableau blanc. Consulté le 27 février 2012, Tiré de http://www.cyberpresse.ca/actualites/quebec-canada/education/201202/29/01-4501174-une-ombre-au-tableau-blanc.php

 


Frédéric Plourde est ingénieur informatique chez Collabora montréal et producteur/réalisateur autonome dans l'industrie du multimédia. Il détient un baccalauréat en génie informatique et une maîtrise en génie biomédical à l'École Polytechnique de Montréal, ainsi qu'une mineur en Études Cinématographiques et un certificat en enseignement supérieur à l'Université de Montréal.