Je nage. Autour de moi les vaguelettes taillées comme dans l’ardoise remuent au vent. Le visage immergé j’expire à fond, faisant bourdonner l’eau pendant que se vident mes poumons. Par moments, j’entends mon gargouillis se répandre dans un écho sous-marin comme un meuglement lointain. Alors je flotte un instant pour distinguer cette fréquence insolite. On m’a parlé des djinns qui nous suivent quand on se croit seul. Ils se métamorphosent en être ou en objet, nous observent secrètement et nous châtient selon nos démérites. Mon cœur bat plus vite à cette pensée, mais je reprends la cadence malgré mon essoufflement. Je me dirige vers l’autre rive qui est encore loin. Au fond du lac, j’imagine une présence qui me rappelle les dessins de Gary Larson; ses créatures loufoques nagent parallèlement, nous font face du dessous en nous effleurant du doigt sans qu’on s’en doute. J’entends décidément des voix dans le roucoulement de l’eau et ces voix semblent m’interpeller. Quelque chose me chatouille sous l’aisselle. J’arrête de nager. Le chatouillement se déplace sous mes pieds tandis que mon souffle devient court et que mon cœur tambourine. Je lève la tête au ciel pour découvrir un faucon qui plane. Il trace des huit au-dessus de ma position. Plus haut encore, un avion, tout petit, traîne un filet mince comme de la salive. L’eau est noire sur la surface et verte au dessous. Un rayon de soleil se faufile entre deux nuages et pénètre de biais le gouffre lacustre. Je plonge la tête pour suivre la trajectoire de ses rais diffus lorsque surgit une ombre au fond de l’eau qui découpe la lumière en se déplaçant comme une méduse. Je guette avec inquiétude les froissements de la surface avant de reprendre ma nage.
J’ai pourtant fait ce trajet à quelques reprises, mais cette fois-ci cela semble différent. Un reflet sur l’eau m’éblouit comme une étincelle et quand je replonge la tête, je distingue une apparition oblongue qui me contemple en retour, en esquissant un sourire entre les lignes d’ombres qui s’embrouillent. Je suis très myope, mais je devine des formes qui s’agitent comme des flammes de bougies dans le vent. Mon cerveau s’ajuste à la vision subaquatique et bientôt, au lieu d’ondoiements troubles, je vois naître tout un peuple d’ombre qui s’anime et qui semble me faire signe de ne pas approcher davantage. Je cesse de bouger en sortant la tête de l’eau pour entrevoir la lune, précédée de son halo, se lever derrière la crête dentelée des cèdres. Le gargouillement suspect s’est transformé en grognement, et s’amplifie alors qu’une créature étale au fond du lac terrorise les environs. Des insectes patinent sur la surface de l’eau, traçant des figures géométriques éphémères. Ils s’attroupent dès que je m’immobilise.
Le soir tombe avec lenteur et mon corps refroidi se maintient en flottaison par de petits mouvements instinctifs. Une nuée de moustiques circule autour de ma tête sans m’approcher. Je ne dégage, sans doute, plus assez de chaleur pour l’attirer. Autour de moi les clapotis se sont calmés et la rive s’est beaucoup éloignée. Plus petite et moins orange, la lune est maintenant orpheline dans un ciel incolore, suspendue au dessus du vert sale des courbes montagneuses. Je vais me noyer. Bien que je flotte sans effort, je ne sens plus mes orteils, ni mes pieds d’ailleurs. Les moustiques m’ont finalement trouvé. Ils m’ont piqué partout sur le visage : derrière les oreilles, au front, plusieurs fois sur le nez, sur le bord des yeux. Mon grelottement ne les a pas fait fuir, mais ça ne fait rien. Je n’ai rien senti. Mes dents claquent comme des castagnettes.
Je me souviens d’un jour où je rencontrais quelqu’un dans un café. Je ne sais plus qui. Un homme, je crois. Ou bien c’était une femme? Je ne me rappelle pas. Je sais qu’il (ou elle) est allé à la toilette…, ou peut-être n’est-il (ou n’est-elle) jamais venu(e) à notre rendez-vous. Je ne sais plus. Mais pourquoi est-ce que je pense à cela? Ah oui! Le café. Alors la serveuse est arrivée avec un café que je n’avais pas commandé, mais puisqu’elle l’avait apporté, elle a dit qu’elle ne le reprendrait pas, qu’elle me l’offrait, que si je ne le buvais pas c’était tant pis pour moi. Elle s’est éloignée en continuant à parler, et tout en débarrassant une table voisine a ajouté qu’il était frais fait et que ça me réchaufferait, un bon café chaud, surtout avec le temps qu’il fait dehors. La tasse fumait devant moi et en la soulevant, j’ai senti à retardement qu’elle me brûlait le bout des doigts. C’était mon premier hiver ici, et mes doigts sans gants étaient toujours engourdis, les poings fermés dans mes manches. J’ai pris la tasse au fond de ma main et j’étais heureux de ce pincement au creux de la paume. J’étais heureux de tout. Tout me paraissait valoir la peine d’exister : cette serveuse que je ne connaissais pas, si gentille, le clignotement des néons rouges, l’odeur de friture, les nachos de la table d’à côté, le cendrier débordant du comptoir, les journaux empilés en désordre, la tache de graisse au mur, la radio qui frémissait sur l’étagère, tout méritait d’être là et avait sa place. J’aimais ma vie, chaque moment, et je ne voulais rien de plus. C’était ma vie, mon heure. J’étais apparu après des millions d’années d’existence d’un monde qui m’a conçu et posé là. Et tous mes gestes, toutes mes interactions sont indissociables de notre univers dont je suis l’extension légitime, sans gloire mais irréfutable.
Cette nuit-là, je n’ai pas dormi. Rentré dans mon meublé, j’avais le cœur gonflé. J’ai sorti une feuille pour écrire à mes parents encore vivants à l’époque. Je voulais leur dire que ma joie se confondait à mes pleurs et que mon un et demi était un palais, que je n’étais jamais seul, qu’ils m’accompagnaient en tout, que la neige contre ma vitre était une bénédiction, que ce pays était un paradis, que ce n’était pas une erreur d’être parti, que bientôt ma situation s’améliorerait et je les ferais venir. Je voulais écrire tout cela et bien plus. Je me suis levé pour ouvrir la fenêtre de ma pièce surchauffée, puis j’ai fait du thé sur le réchaud et j’ai brûlé de l’encens. Je suis resté des heures durant à regarder le papier bleu sans tracer un mot. Des flocons de neige glissaient par la fenêtre et venaient fondre sur ma feuille vierge, tandis qu’un sentiment de bonheur m’empêchait de sentir la fatigue.
Mon nez est humide et glacé, mais à fleur d’eau je respire l’air poivré du soir. Des relents de pourriture me parviennent de la forêt de cèdre que je ne peux plus qu’imaginer. Une lueur faible laisse deviner les patineurs qui avancent par à-coups imprévisibles, traçant des sillons élégants sitôt aplanis. Où vont-ils, ces insectes, lorsqu’ils ont fini leur routine? Où se cachent ces petits êtres en attendant leur prochaine sortie? Je les contemple longuement avant de somnoler. Lorsque je m’éveille, ils sont partis. Le lac est maintenant figé comme un miroir où le reflet cristallin d’une lune distante veille comme unique témoin.