Montréal Serai m’a invité à commenter ce livre, non pas en tant que spécialiste de l’Inde, du maoïsme ou des Adivasis (peuples autochtones de l’Inde), mais plutôt en tant que membre intéressé du public.
À la fin des années 1960, lorsque j’étais étudiant de premier cycle à l’Université McGill, des informations éparses nous parvenaient concernant une rébellion dirigée par des maoïstes à Naxalbari, au Bengale-Occidental. Par la suite, on nous a dit que le Sentier lumineux au Pérou, les Khmers rouges au Cambodge et le ZANU en Rhodésie du Sud étaient également influencés par le maoïsme. La plupart des commentateurs occidentaux ont condamné ces groupes sans chercher à expliquer leurs idées, leurs objectifs ou leurs réalisations. Quant à moi, j’aurais voulu savoir comment les principes révolutionnaires théoriques étaient mis en œuvre au quotidien et comment ils pouvaient façonner la stratégie dans le contexte d’une guérilla.
C’est en 2011 qu’Arundhati Roy, romancière et militante politique de renommée mondiale, a publié le récit de sa rencontre avec les guérilleros maoïstes qu’on appelle les naxalites dans les territoires indiens contrôlés par les Adivasis. L’ouvrage de Roy a renouvelé l’intérêt en Occident pour cette lutte armée qui se poursuit toujours mais dont on parle rarement[1].
Quelques années plus tôt, l’anthropologue et professeure à la London School of Economics Alpa Shah, qui avait vécu dans un village adivasi de 1999 à 2003 dans le cadre de ses recherches doctorales, s’est rendue dans la jungle indienne pour marcher pendant une semaine avec un peloton d’insurgés naxalites membres de la People’s Liberation Guerrilla Army (PLGA). Son livre Nightmarch: A Journey into India’s Naxal Heartlands, paru en 2018, a connu un vif succès et vient d’être traduit en français[2].
D’origine indienne, élevée au Kenya et résidant en Grande-Bretagne, Shah est une anthropologue universitaire. Au moment de son premier séjour dans un village adivasi, elle a cru constater que les brigades naxalites se livraient à un racket, forçant la population locale à leur fournir de l’argent, de la nourriture et d’autres formes de soutien matériel en échange d’une protection contre l’armée, la police et les milices privées qui menaçaient les Adivasis. C’est plus tard qu’un professeur lui propose de pousser plus loin sa réflexion : les activités des naxalites auraient-elles un sens politique ? Est-il vrai que les gens des villages sont coincés entre deux forces armées qui se font concurrence ?
Shah revient dans la région en 2010, et pour s’entretenir avec un leader naxalite, elle se joint à une unité de soldats naxalites pour une marche en forêt qui dure une semaine. Pour échapper à la surveillance des autorités, les membres de l’unité ne se déplacent que la nuit, d’où le titre anglais Nightmarch.
Le livre propose deux fils conducteurs qui s’entrecroisent et raconte, en même temps, l’histoire des deux communautés.
Premier fil conducteur : Shah décrit la marche nocturne avec les soldats naxalites; au cœur de la jungle, c’est un voyage parfois palpitant, toujours épuisant. Habillée en homme, elle est la seule à ne pas porter d’arme. La marche, la nourriture, le sommeil, la traversée d’espaces ouverts dangereux (routes, rivières), constituent autant de défis pour l’enseignante londonienne qui accumule en même temps les expériences et les observations.
Le deuxième fil consiste pour l’anthropologue à décortiquer ce qu’elle a appris : fonctionnement des unités insurgées, effets de la classe et de la caste sur la prise de décisions, degré d’émancipation des femmes dans les forces naxalites, comportement « déviant » sur le plan politique de certains soldats, etc.
Tout au long du livre, on passe constamment du journal de voyage à l’analyse sociologique. Shah nous parle de pieds calleux et, l’instant d’après, de vieilles luttes entre factions; elle nous dit qu’elle a voulu présenter au grand public une partie du matériel qu’elle avait produit pour des publications universitaires. Cette intention est louable, mais l’aller-retour continuel entre les descriptions de son périple et l’analyse des questions sociales ne se fait pas sans heurts, et on risque parfois de perdre le fil.
Une grande partie du livre traite des échanges et des zones d’intersection entre les Adivasis et les naxalites. Les peuples tribaux affrontent depuis longtemps l’ostracisme et la discrimination au sein de la société indienne ainsi que la marginalisation en termes de services de l’État. Les gens qui vivent dans les villages décrits par Shah ont développé une solide culture d’entraide et ont appris à survivre en profitant très peu des avantages associés à la société capitaliste occidentale. Comme leurs terres sont souvent riches en ressources minérales, les grandes entreprises cherchent à les déloger en connivence avec l’État et ses forces de sécurité (la loi accordant toutefois certaines formes de protection contre l’expropriation). Les Adivasis résistent depuis longtemps à l’invasion de leurs territoires.
Quant aux groupes naxalites, motivés par une stratégie politique explicite et par la répression de l’État dans les villes et les zones agricoles, ils se sont installés au cours des dernières décennies dans les forêts habitées par les Adivasis. Les combattants maoïstes et les Adivasis opprimés sont-ils des alliés naturels ? Le mariage est-il possible entre la culture militaire, laïque et disciplinée des uns et la société d’entraide communautaire des autres ? Comment se fait-il qu’un nombre important d’Adivasis rejoignent les naxalites ? Dans quelle mesure ces groupes peuvent-ils à la fois s’unir et conserver leurs identités distinctes ?
Alors que les recrues maoïstes issues de la caste supérieure et provenant des villes sont souvent animées par de puissantes convictions politiques, les Adivasis, comme le découvre Shah, ont des motivations variées. Certaines personnes sont mues par une analyse de classe et de caste; d’autres veulent défendre leur mode de vie traditionnel, leur culture et leurs traditions contre l’agression des sociétés minières. Pour certaines personnes, la vie de guérillero permet d’échapper aux conflits intrafamiliaux; pour d’autres, la participation à la lutte armée offre des possibilités qui autrement n’existent pas dans les villages : s’instruire, connaître l’aventure, s’enrichir.
Shah se penche sur la vie d’une demi-douzaine de personnes représentatives, notamment :
– un homme de caste supérieure qui a consacré sa vie à la lutte révolutionnaire, abandonnant sa famille et mettant en péril sa santé et sa sécurité pendant des décennies. Shah admire son dévouement, sa pureté, ses prouesses intellectuelles et son influence sur le groupe;
– un jeune militant adivasi qui, comme beaucoup de ses camarades, passe une partie de l’année avec les insurgés dans la forêt et l’autre, à travailler dans les villes;
– un soldat de rang intermédiaire qui a trouvé le moyen de tirer subrepticement des profits personnels de transactions qu’il réalise au nom de la collectivité; et
– une femme qui travaille dans la forêt à politiser d’autres organismes de femmes.
L’autrice nous dit que les groupes naxalites ont toujours voulu renforcer la conscience politique des gens parmi lesquels ils vivent. Sans aucun doute, ils ont permis à de nombreux Adivasis d’apprendre à lire et à écrire, et leurs tentatives de fonctionner sans hiérarchie de caste, de classe ou de genre ont eu une influence positive. Néanmoins, en raison de la répression constante de l’État, les insurgés semblent toujours être en fuite. S’ils peuvent parfois entreprendre avec succès une action militaire pour défendre leur territoire, ils n’ont guère la possibilité de se concentrer suffisamment sur l’éducation et la sensibilisation politique pour susciter l’engagement des Adivasis envers la cause maoïste.
Ce que j’ai trouvé quelque peu frustrant dans le livre de Shah, c’est qu’elle présente beaucoup de faits concernant les deux groupes, mais peu d’explications détaillées visant le contexte, l’histoire et la structure des activités, et rien qui puisse nous aider à reconnaître les éléments ayant une signification particulière. Je comprends qu’un seul livre ne puisse pas traiter tous les aspects d’un sujet. Et pourtant…
Ainsi, en retraçant l’histoire des naxalites, Shah nous dit qu’au milieu du 20e siècle, les groupes communistes ont été secoués par des querelles internes concernant le caractère semi-féodal ou non de la société indienne, et que ces querelles ont finalement poussé certaines personnes à abandonner l’action politique dans les villes pour entreprendre la guérilla dans les forêts. Mais sur quelles analyses ou données se fondaient les positions divergentes des groupes ? Cette question n’est pas vraiment abordée, et on ne parle pas, non plus, des changements sociologiques qui ont pu se produire dans la société indienne au cours du dernier demi-siècle.
Autre exemple : bien qu’elle évoque souvent les réunions de prise de décision politique organisées par les différents groupes naxalites, Shah ne traite pas du processus de décision lui-même ni de l’évolution de la stratégie politique. Très isolés dans les forêts, les insurgés, d’après sa description, vivraient au jour le jour sans perception du temps. On est donc étonné d’apprendre qu’un leader naxalite bien informé évoque les attentats du 11 septembre au cours d’une discussion sur les circonstances pouvant légitimer la violence politique. En fin de compte, une information détaillée provenant de l’autre côté du monde serait pertinente dans la jungle. (Le leader réprouvait la destruction des deux tours parce qu’elle supposait le meurtre voulu de nombreux civils).
Heureusement, en plus des chapitres de Shah sur la marche, le livre comprend plusieurs textes que j’ai trouvés particulièrement utiles en ce qu’ils fournissent des éléments de contexte.
1) Une longue bibliographie recense plus de 70 publications sur l’insurrection naxalite. On y trouve des analyses politiques présentant différents points de vue, des essais sur le recours légitime à la violence politique, des comptes rendus provenant d’observateurs extérieurs, les écrits de certains anciens militants naxalites, une analyse du rôle des femmes dans les communautés insurgées et une réflexion sur la représentation littéraire du mouvement naxalite au cours des dernières décennies.
La plupart de ces documents sont en anglais (et la majorité ont été publiés après la visite de Shah en 2010). L’édition française offre une liste de ressources documentaires en français sur le mouvement naxalite et la vie politique en Inde aujourd’hui, ainsi qu’un glossaire donnant la traduction française de certains mots se rapportant à l’Inde.
2) Dans la « Note de l’éditrice » de l’édition française, Naïké Desquesnes offre un précieux survol de ce que font les compagnies minières dans les régions habitées par les Adivasis, et des effets de leurs activités.
3) Dans la « Préface à l’édition québécoise », l’écrivain adivasi Akash Poyam traite de l’attitude historique des colonisateurs britanniques et de l’élite hindoue à l’égard des Adivasis. Il décrit les efforts déployés pour les déshumaniser par l’exclusion sociale, l’occupation brutale, et les tentatives d’assimilation et de destruction des fondements de leur culture et de leur mode de vie, à la fois par le non-respect généralisé des droits fondamentaux des minorités et par l’ingérence systématique dans la souveraineté des régions où vivent un nombre important d’Adivasis. Poyam établit des parallèles entre le traitement des autochtones en Inde et l’expérience des peuples autochtones au Canada.
J’ai trouvé le livre facile à lire. On n’y trouve aucune trace de jargon universitaire ou scientifique, et Shah ne s’attend pas à ce que son lectorat possède des connaissances ésotériques.
Ayant lu ce livre, je n’ai pas l’impression d’avoir vraiment approfondi ma compréhension du maoïsme sur le terrain. Mais je dois reconnaître, bien sûr, que le récit de Shah porte sur une seule semaine passée avec un seul groupe dans une région précise. Et elle a quand même réussi à soulever beaucoup de questions importantes qui concernent à la fois l’Inde et notre propre société, et que nous avons tout intérêt à explorer. Par exemple :
– les rôles et l’importance respectifs de la classe, de la caste, du genre, etc., dans l’analyse de la société et dans l’élaboration de tactiques permettant de lutter pour le changement;
– les raisons qui motivent l’engagement politique révolutionnaire et la place que cet engagement peut occuper dans la vie des personnes progressistes; et
– le moyen d’évaluer l’impact politique d’un mouvement et de sa stratégie.
Après un demi-siècle de combat, les insurgés naxalites ont protégé certaines terres des Adivasis sans réussir à élargir le territoire sous leur contrôle. Comment alors envisagent-ils leur avenir ? Le gouvernement accuse régulièrement les naxalites d’être la principale menace pour la sécurité intérieure de l’Inde, et ce, afin de justifier une répression et des dépenses militaires accrues. Mais qu’en est-il de l’influence réelle des insurgés sur la vie sociale et politique indienne ? Au moment où les agriculteurs organisent des grèves massives et que renaît l’Hindutva[3]anti-musulmane, dans quelle mesure les escarmouches dans les forêts contribuent-elles au changement en Inde ?
[1] Le récit de Roy a été publié en anglais sous le titre Broken Republic ou Walking with the Comrades. Une traduction française non officielle se trouve sur https://secoursrouge.org/ma-marche-avec-les-camarades.
[2] La traduction française, par Celia Izoard, a été publiée au Québec et en France sous le titre Le Livre de la jungle insurgée. Plongée dans la guérilla naxalite en Inde (Tiohtià:ke / Montréal, Les Éditions de la rue Dorion – Montreuil, Éditions de la dernière lettre, 2022). Le livre est disponible en anglais sous le titre Nightmarch: A Journey into India’s Naxal Heartlands (New Delhi, Harper Collins, 2018) et a également été publié à Londres et à Chicago avec des sous-titres légèrement différents (Londres, C. Hurst & Co., 2018, et Chicago, University of Chicago Press, 2019).
[3] L’Hindutva est une idéologie contemporaine qui fait l’amalgame entre l’hindouisme et l’identité religieuse, culturelle, historique et nationale de l’Inde. Cette idéologie s’appuie sur un courant politique de droite qui suscite de façon générale l’intolérance envers les minorités, et qui encourage l’islamophobie de façon plus particulière.