[Editorial note: More information on José Leandro Urbina and his work is available at the end of this review. The English translation of Las malas juntas was published by Cormorant Press in 1987 under the title Lost Causes, but is unfortunately out of print. Libraries that carry it are referred to below.]
Leandro Urbina est un des plus grands écrivains chiliens de notre époque. Et voilà que Julie Turcotte, une jeune traductrice montréalaise, pour sa première traduction de l’espagnol (Chili) vers le français, a choisi le premier livre de l’auteur, Mauvaises fréquentations (Las malas juntas).
Né à Santiago en 1949, Leandro Urbina est devenu activiste de gauche pendant ses années universitaires tout en travaillant comme professeur dans les poblaciones, ou bidonvilles, de la capitale. Sa vie a été bouleversée par le coup d’État de l’armée chilienne orchestré par le général Augusto Pinochet contre le président Salvador Allende en 1973. Les militaires étaient bien préparés pour prendre le contrôle et avaient planifié une réorganisation totale de la société. Toute personne liée à la gauche était pourchassée sans pitié. Le père et les frères d’Urbina ont été détenus, et Leandro lui-même a dû fuir « par les toits » de son quartier pour se réfugier en Argentine.
Pendant ses trois ans à Buenos Aires, Urbina s’est intéressé au théâtre d’avant-garde et a joué dans plusieurs pièces, en plus d’écrire pour le Teatro Circo. Il a collaboré aussi avec Mariano Aguirre, un critique littéraire, à la création d’une anthologie de nouvelles sur le coup d’État au Chili. Urbina était frappé par la difficulté émotionnelle de nombreux écrivains réfugiés à s’exprimer au sujet du coup : la colère, la culpabilité, la douleur, la désorientation — les effets du trauma — semblaient entraver leur inspiration.
Il a décidé d’écrire ses propres nouvelles, en utilisant quelques techniques de Bertolt Brecht pour parvenir à une certaine distanciation. Ayant terminé un recueil en 1974, Urbina a soumis le manuscrit au concours littéraire de la Casa de las Américas à Cuba en 1976, qui l’a retenu comme finaliste pour le meilleur recueil de nouvelles de l’Amérique latine. Le critique littéraire chilien José Miguel Varas, dans sa préface de la réédition de 1985, s’est dit ébranlé et ému par « le climat sinistre des premiers temps du régime, l’authenticité du langage, des dialogues et des portraits de plusieurs personnes, hommes, femmes, au milieu de l’horreur ». Varas considère que Mauvaises fréquentations est l’œuvre chilienne qui reflète le mieux « ce temps atroce qui paraît lointain mais que nous ne pouvons oublier ou abandonner ».
Les nouvelles de Mauvaises fréquentations traitent des effets tragiques du régime militaire sur des individus de milieux différents et de niveaux d’éducation variés au sein de la population civile pendant et immédiatement après le coup. Qu’elle compte huit lignes ou quinze pages, chaque nouvelle porte sur une situation ou un personnage spécifique. Pour pouvoir confronter et ainsi dénoncer la terreur de cette époque, chaque nouvelle se concentre sur un seul événement, de façon objective : c’est la scène immédiate qui compte, et il y a peu de narration supplémentaire ou même de noms propres. Les gens affrontent leur destin individuel avec dignité et courage tout en démontrant leur fragilité humaine face à la brutalité et à la perfidie des militaires et de leurs partisans.
On se rend compte aussi des fractures profondes qui existent au sein de la société chilienne et l’on perçoit une forme d’ironie tragique dans leurs interactions. En effet, par leur caractère succinct, les histoires deviennent emblématiques de la répression politique dans n’importe quel pays du monde. On découvre ainsi les interrogations, tortures et meurtres des prisonniers envoyés au stade de soccer pour le triage; l’affront subi par un médecin qui, de retour à son appartement après sa libération de prison, constate qu’il appartient maintenant à la famille d’un policier; l’histoire d’un jeune homme sauvé de la détention au moment d’une descente par son oncle, pourtant partisan du régime; celle d’une femme en crise qui appelle son fils disparu partout dans son quartier et qui est raillée par la police. On se rend compte de la peur perpétuelle des citoyens; des croyances politiques qui divisent la population — et même les amis et les familles — entre mouchards et victimes; ainsi que de l’isolement des « rouges » qui sont devenus des parias en raison des mesures de guerre.
La prose est directe, intime, discrète, et le ton impassible. Citons la nouvelle intitulée Notre Père qui est aux cieux, citée dans une douzaine d’articles :
« Pendant que le sergent interrogeait sa mère et sa sœur, le capitaine prit le garçon par le bras et l’entraîna dans l’autre pièce.
— Où est ton père? lui demanda-t-il.
— Dans le ciel, susurra l’enfant.
— Quoi, il est mort? demanda le capitaine, surpris.
— Non, répondit l’enfant. Tous les soirs il descend du ciel pour manger avec nous.
Le capitaine leva les yeux et découvrit la petite trappe dans le plafond. »
Las malas juntas a été publié plusieurs fois, et Urbina a modifié chaque édition en y ajoutant quelques nouvelles.
En 1976, à la suite d’un coup d’État en Argentine, les réfugiés chiliens ont été persécutés dans ce pays aussi. Urbina s’est alors exilé au Canada. Plusieurs de ses amis du milieu littéraire chilien étaient déjà installés à Ottawa. Il les a rejoints, et peu après a fondé une maison d’édition en espagnol, Ediciones Cordillera, qui a publié la première édition de Las malas juntas en 1978. Par la suite, quand le régime militaire a commencé à céder, le livre a été réédité au Chili — par Ediciones de Obsidiana et Ediciones Planeta (Chile) — ainsi qu’au Mexique. Le texte que Julie Turcotte a utilisé est le dernier, publié par LOM Ediciones de Santiago, Chili en 2010. Le livre a paru aussi en anglais au Canada, traduit par l’épouse d’Urbina, Christina Schantz, sous le titre Lost Causes, et publié par Cormorant Press en 1987.
Depuis ce temps, Urbina a publié le roman Cobro revertido (Longues distances), qui raconte plusieurs jours dans la vie d’un Chilien vivant à Montréal qui n’arrive pas à se décider de retourner dans son pays natal pour les funérailles de sa mère. Ce livre lui a valu le prix du meilleur roman de l’année décerné par le Conseil du livre chilien en 1993, le premier livre d’un Chilien exilé à le gagner, et a été traduit au Canada en français et en anglais. En 2005, Urbina rentrait au Chili, où il a publié un deuxième recueil de nouvelles ainsi qu’un livre portant sur l’histoire de la corruption, et a co-édité trois autres livres sur l’histoire chilienne. Il enseigne la littérature latinoaméricaine dans plusieurs universités de Santiago.
Mauvaises fréquentations est une traduction remarquable. Julie Turcotte a bien compris l’originalité du style et le moment historique, et s’est ajustée parfaitement au ton et au registre. Elle a saisi l’essence du livre. Étant donné le thème et les scènes du texte, il a sans doute été difficile d’entrer dans un monde tellement marqué par la terreur. Turcotte a réussi aussi à s’adapter aux particularités de l’espagnol chilien, incluant l’argot de tous les jours et celui des gens politisés. Pour ce faire, elle a même voyagé au Chili et rencontré Urbina à l’université où il enseignait.
C’est intéressant de noter qu’à deux reprises seulement Turcotte a choisi de ne pas traduire une phrase ou un mot complètement. La première concerne le titre, qui a un double sens en espagnol : de mauvaises fréquentations et de mauvaises juntes militaires. Dans ce cas, elle a judicieusement choisi la première signification. La deuxième a trait au mot milicos, qui est un nom dérogatoire pour désigner les militaires utilisé dans les trois pays du Cône sud, Chili, Argentine et Uruguay. Puisque ce mot est apparu à la suite de plusieurs coups d’État historiques au cours desquels les forces armées ont attaqué leurs propres citoyens, il n’y a pas d’équivalent en anglais. Elle l’a laissé tel quel, en italique.
Je la félicite d’avoir permis aux lecteurs francophones de découvrir ce livre extraordinaire.
La collection InMediasRes des éditions Lugar Común, fondées à Ottawa par Luis Molina, publie des traductions littéraires dont les langues originales et cibles sont l’espagnol, le français et l’anglais. À de rares exceptions près, ces livres ne sont pas disponibles en librairie mais on peut cependant les commander sur le site web de Lugar Común. Il n’y a aucun frais de livraison.
Hugh Hazelton is a writer and translator who specializes in the comparison of Canadian and Québec literatures with those of Latin America, as well as in the work of Latin American writers of Canada. He has published four books of poetry and translates from French, Spanish, and Portuguese into English. He is a professor emeritus of Spanish at Concordia University and former co-director of the Banff International Literary Translation Centre.
More on José Leandro Urbina
Leandro Urbina is one of Chile’s most distinguished writers. He was an activist under the regime of Salvador Allende and barely escaped capture by the military after the coup d’état of Augusto Pinochet. He took refuge first in Argentina and then in Canada, where he established a publishing house for Chilean and Latino-Canadian writers. Urbina’s first book of short stories, Las malas juntas (Lost Causes), which dealt with conditions during and immediately after the coup, became a classic and has just been translated into French by Julie Turcotte. His first novel, Cobro revertido (Collect Call), about a Chilean exile in Montréal, won the award for best novel of the year from the Chilean Book Council in 1993.
Urbina returned to Chile in 2005, where he teaches literature and has published a second selection of short stories and a history of corruption, and has co-edited three books on Chilean history. (See Latinocanadá: A Critical Study of Ten Latin American Writers of Canada by Hugh Hazelton, McGill-Queen’s University Press, 2007.)
Romans et nouvelles de José Leandro Urbina / Novels and short stories by José Leandro Urbina
Source : WorldCat – http://worldcat.org/identities/lccn-n88667115/
Las malas juntas (español / English, Lost Causes)
29 éditions publiées entre 1978 et 2012 en espagnol et anglais et disponibles dans 212 bibiothèques WorldCat / 29 editions published between 1978 and 2012 in Spanish and English and held by 212 WorldCat member libraries worldwide
Cobro revertido (español / français, Longues distances : Roman / English, Collect Call)
26 éditions publiées entre 1992 et 2018 en trois langues et disponibles dans 125 bibliothèques WorldCat / 26 editions published between 1992 and 2018 in 3 languages and held by 125 WorldCat member libraries worldwide
Derrumbe (español / English)
6 éditions publiées en 2015 en espagnol et anglais et disponibles dans 41 bibliothèques WorldCat / 6 editions published in 2015 in Spanish and English and held by 41 WorldCat member libraries worldwide